Entretien avec
Pierre d'Arquennes

Musique & concerts
Paris, 1987
Propos recueillis par Marie-Pierre Soma et Françoise Aubry

Il y a maintenant 55 ans, pierre d'Arquennes fondait le Triptyque, devenu, depuis, une véritable institution de la musique française.
Le hasard faisant bien les choses, 1987 a vu coïncider quelques événement symboliques pour pierre d'Arquennes: ce fut tout d'abord l'année du cinquantenaire de la mort de Maurice Ravel et d'Albert Roussel - tous deux Présidents d'honneur du Triptyque lors de sa naissance et compositeurs très chers au coeur de notre ami ensuite, ce fut celle du 25 ème anniversaire de la mort d'Alfred Cortot - que Pierre d'Arquennes a accompagné et assisté pendant une bonne vingtaine d'années, et auquel il rend ici un juste hommage, comblant - s'il était possible - le curieux silence dans lequel cet anniversaire s'est vu relégué.


Pierre d'Arquennes
Atelier de M.Denis, 1934

Enfin, 1987 a fêté les 80 ans de Pierre d'Arquennes - une date à marquer: bientôt 60 années passées au service de la musique! avec un dévouement, une discrétion exemplaires, et - ajoutons au risque de violer cette discrétion - quelques talents non moins remarquables, dont entre autres ceux de pianiste, professeur, critique, directeur de revues musicales, ... il fut également directeur de l'École Normale de Musique, etc.
Pour terminer, soulignons encore qu'il a, dès ses débuts, parrainé "Musique & Concerts" et l'a soutenu de ses précieux conseils. Un grand merci à pierre d'Arquennes de nous avoir ouvert quelques une de ses pages de mémoire - dont beaucoup restent encore à découvrir ...


Personne ne connaît vraiment vos propres origines musicales. Comment avez-vous commencé la musique ?

o J'ai commencé la musique en jouant de la cithare - il parait que j'en jouais très bien, mais je ne peux pas vous le garantir... Ma grand-mère me gâtait beaucoup : elle m'avait offert un phonographe, et j'écoutais sa collection de disques avec le plus grand plaisir ; aussi dès que j'ai eu l'âge de demander quelque chose à mes parents, j'ai demandé à jouer du piano. Au fond, je suis parti avec l'idée de jouer du piano.
En 1933, j'ai donné des concerts à quatre mains et deux pianos - chose originale à l'époque - avec Simone Crozet. M'étant aperçu qu'il était extrêmement difficile pour des jeunes de se faire entendre à Paris (c'était pourtant plus facile qu'aujourd'hui), j'ai fondé le Triptyque, sous le patronage de Paul Dukas, Maurice Ravel et Albert Roussel.
Ma première saison de concerts a commencé dès janvier 1934 ; je donnais à l'époque dix à douze concerts par an - d'abord dans la salle des Arts et des Lettres, puis je suis parti pour la salle Chopin, la salle Debussy, la salle de l'École Normale, la salle Gaveau, et il y a une dizaine d'années, je me suis installé salle Rossini.
Mon but a toujours été de promouvoir la musique française par des interprètes jeunes. Au fond, mon idée était de faire jouer la musique française actuelle, mais surtout ceux que j'appelle les grands du 19 ème siècle : Debussy, Fauré, etc. Pour moi, ce sont des dieux qu'il ne faut jamais relâcher, reléguer dans un coin.
Il y a bien sûr actuellement des compositeurs de premier plan - comme Messiaen, Dutilleux, Boulez, et d'autres - mais je trouve qu'il faut toujours remettre en avant la musique de Ravel, Roussel, de Debussy, Chabrier, Fauré, etc., qui sont des pionniers de la musique française mondiale. La musique française du 19 ème siècle a été à l'origine de la promotion extraordinaire de la musique d'aujourd'hui.
Au Triptyque, en 54 ans - bientôt 55 j'ai organisé 1360 concerts, et j'y al fait jouer tout Paris et le monde entier.

Vous avez bien connu Ravel Comment l'avez-vous rencontré ?

o Je travaillais l'harmonie avec Lucien Garban, qui était directeur artistique de la maison Durand, et chaque semaine, j'allais prendre mes leçons dans son bureau. Or, Lucien Garban s'occupait beaucoup de Ravel - il a été pour lui un ami incomparable - et il m'a demandé un jour d'accompagner Ravel (au concert, etc.) parce qu'il avait de petites défaillances : il ne reconnaissait pas toujours les gens. C'est ainsi que je l'ai beaucoup suivi à la fin de sa vie.

Pouvez-vous nous parler de Ravel, l'homme?

o Ravel était l 'homme le plus simple au monde. On ne pouvait pas concevoir que c'était un génie. C'était un "dandy", mais pas du tout un musicien "visible" : il était simple, naturel, d'une gentillesse folle, entouré d'un noyau d'amis. Il avait arrangé Monfort l'Amaury un peu à son image : tout était raffiné, sans luxe ostentatoire - Ravel était la simplicité même.

Avait-il conscience de sa valeur?

o Sûrement, mais il n'en parlait pas. A la fin de sa vie, quand il entendait sa musique, il ne la reconnaissait pas toujours (à cause de cette tumeur au cerveau) : ça a été pour lui un chagrin profond.
Disons quand même que, parmi les très grands français, Ravel est le seul chez qui il n'y ait pas une seule fausse note: il n'y a pas d'oeuvre mineure. Si vous prenez son oeuvre de "A" jusqu'à "Z", tout y est absolument accompli.
Debussy est certainement un très grand génie - peut-être plus important - mais l'enfance de Debussy, ses premières oeuvres, est quand même, marquée par Massenet, etc. Ravel, dès le départ, Ravel a été Ravel; il n'y a pas de faille dans son oeuvre. Debussy a ouvert les portes à la musique du 20 ème siècle, mais chez Ravel, il y a un tel raffinement, une telle ordonnance, une telle science de l'écriture ... : c'est une musique qui ne peut pas vieillir.
Écoulez "Le lever du jour", c'est un chef-d'oeuvre accompli - Il n'y a pas d'autre mot: on ne peut pas entendre "Le lever du jour" sans avoir les larmes aux yeux, c'est une oeuvre absolument admirable. Et Ravel ne donnait pas du tout le sentiment qu'il était "Monsieur" Ravel.

Avait-il une idée de l'influence qu'un musicien peut avoir sur l'esthétique d'une époque - la sienne par exemple ?

o Je crois qu'au fond il était sûr de son métier accompli. Il a aimé des esthétiques différentes: il s'est beaucoup intéressé à l'école de Schoenberg, à Gershwin (qui était venu lui demander des leçons), il s'est intéressé au jazz, à quantité de choses ; il a peut-être été influencé par certaines d'entre elles, mais il était quand même avant tout Ravel.
Il avait une admiration extraordinaire pour Saint-Saëns - il m'en a souvent parlé. Il disait que Saint-Saëns était un modèle d'écriture. Et si vous observez l'écriture de Ravel, vous verrez que tout est admirablement agencé. Avec Debussy, on va vers quelque chose, l'impression, l'impalpable ... Pas chez Ravel : chez lui, c'est là ; là et pas autre part.
Il voulait que la musique soit construite. Il disait toujours qu'il fallait une cave, un premier étage, un second étage, etc., et il se trouve que c'est cela la vérité. La musique de Ravel, ce ne sont pas des essais.
Ce que je reproche à la tendance de beaucoup de jeunes actuellement, c'est de faire de la musique de recherche : on entend un "la", une flûte joue un "ré", le violoncelle un "si bémol" - avec, entre chaque, un quart d'heure d'intervalle. A quoi cela sert-il? C'est une musique qui part de l'intelligence et qui va vers l'intelligence, mais ce n'est pas une musique qui touche le coeur. La chanson, cela se chante avec les "tripes", la musique se joue avec le coeur.

Il est d'ailleurs frappant que son oeuvre la plus populaire soit le Boléro...

o Le Boléro est devenu une musique de film, une musique de fond sonore ... Vous savez, Ravel s'est fâché avec Toscanini, parce qu'il trouvait que Toscanini prenait un mouvement trop vif. Il ne voulait pas que l'on fasse de ce Boléro une danse ; il voulait que ce soit une chose statique.

Avez-vous parlé d'interprétation avec Ravel?

o Il n'aimait pas ce que l'on appelle une interprétation. Il disait toujours: "Tout est écrit". Quand je lui ai demandé un jour quel pianiste jouait le mieux son oeuvre, il m'a répondu: "Jean Doyen ... ou un piano mécanique !" Il ne voulait pas que l'on ajoute quoi que ce soit à ce qui était écrit. D'ailleurs, si vous prenez une partition de Ravel, tout y est parfaitement indiqué.

Mais le deuxième mouvement du concerto en sol, vous n'allez pas le jouer comme une machine?

o Non, mais si on le joue comme une machine sensible, c'est bien.

Oui, mais cette sensibilité, c'est celle de celui qui joue. Alors il faut bien qu'elle rencontre celle de l'auteur.

o Oui, ce sont deux intelligences indispensables qui se marient. D'ailleurs, je crois que nous sommes revenus maintenant à une époque sans doute plus scientifique, mais on a un petit peu perdu le sens de la personnalité. Quand on allait écouter des pianistes il y a 30 ou 40 ans, on disait : "le son de Cortot", "le son de Nat", "le son de ... " , de tous les grands pianistes de l'époque. Aujourd'hui, beaucoup de jeunes jouent bien, vite, sans faute, avec une mémoire impeccable, mais ... il ne reste rien : ils ont oublié l'âme. Pour les instruments, c'est la même chose : avant, on reconnaissait un Pleyel d'un Gaveau ou d'un Erard. Les instruments modernes ont tous un beau son, mais sans âme.

Est-ce que tous ces grands musiciens que vous avez connus s'intéressaient à d'autres musiques que la leur ?

o Vous savez, dans toute ma carrière, les seuls musiciens qui m'aient incité à faire jouer la musique des autres, ce sont Roussel, Koechlin et Schmitt. Ils avaient tous les trois une curiosité amicale pour les gens autour d'eux. Les compositeurs d'aujourd'hui, quand ils ne sont pas sur le programme, n'écoutent pas les oeuvres des autres, parce qu'ils ne veulent pas se "pervertir l'oreille" - c'est ce qu'ils m'ont dit à plusieurs reprises.

Parlez-nous de ces trois compositeurs...

o Roussel...était un marin. Il a bouleversé son époque par sa création. Il y a certainement chez Roussel un besoin expressif dans le mouvement extraordinaire. Ses symphonies ont apporté quelque chose. Et puis il a été le professeur de beaucoup de gens à la Schola, qu'il n'a pas forcément influencés, mais à qui il a ouvert des portes Satie a été l'élève de Roussel.

On ne joue pas beaucoup Roussel...

o On chante ses mélodies - c'est le cinquantenaire de sa mort... Mais Roussel a toujours eu beaucoup plus d'importance à l'étranger qu'il n'en a eu en France: on l'a beaucoup joué en Amérique, sous la direction de Charles Münch, par exemple. Il est quand même l'un des grands musiciens français.
Koechlin ... lui aussi, on le joue très peu. C'était un patriarche, avec sa barbe... Il a fait travailler tout le monde: Poulenc et compagnie. J'ai beaucoup joué Koechlin à la radio et je trouve qu'il était un musicien très sensible, très généreux, très mélodiste ... mais c'était un homme tout à fait modeste, très intelligent, extrêmement curieux de toutes sortes de choses ; il aidait les autres. D'ailleurs, il avait accepté d'être vice-président du Triptyque, et il y a pris une part active. J'aimais beaucoup Koechlin.

Et Schmitt...

o Florent Schmitt était, à mon avis, un type extraordinaire. Les gens croient qu'il était méchant, mais il ne l'était pas. On l'avait surnommé le "sanglier des Ardennes", mais au fond, si l'on grattait un peu la surface, c'était un homme qui avait du coeur. Il avait une telle joie d'écrire que lorsqu'il y avait un silence de trois minutes dans une partition d'un instrument, il ajoutait quelque chose. Ce qui fait que sa musique est parfois trop confuse, trop dense ...

Vous avez bien connu également Dukas et Honegger ?

o Dukas était un homme secret, un inquiet. Quand on songe qu'il n'a écrit que des chefs-d'oeuvres, mais si peu - et qu'il a tout détruit ! Il était, parait-il, un professeur admirable ; tous ses élèves en ont gardé un souvenir ému.
Il a écrit une sonate pour piano que personne ne joue, parce qu'elle est, à mon avis, trop longue maintenant : on n'est plus habitué à entendre des oeuvres qui durent plus de 40 minutes.
Honegger était très vivant, c'était un suisse vivant! ... Je regrette que sa musique soit moins jouée aujourd'hui en France (il faut dire aussi que c'était, pour beaucoup une musique pour grandes masses chorales) : on ne joue pas ses symphonies, on ne joue pas grand chose ...
Du "Groupe des six", Honegger était certainement celui qui avait le plus d'étoffe. Poulenc était peut-être le plus musicien : lorsque l'on entend trois notes de sa musique, on dit: "c'est du Poulenc". Il y avait, entre ces musiciens, une espèce d'esprit de famille qui n'existe plus maintenant.

Ce qui frappe dans les compositions de Poulenc, ce sont ces oppositions entre l'extrêmement grave - où il peut aller vraiment très loin - et puis ce côté pétillant, sa joie de vivre très parisienne. Comment expliquez-vous cela ?

o Lorsque l'on voyait Poulenc, on sentait tout de suite qu'il était un homme à deux faces. Mais au fond, ce qui restera, à mon avis, de plus intéressant chez Poulenc, c'est quand même sa musique religieuse, son opéra et ses mélodies. C'est un musicien d'esprit.
Son concerto pour clavecin est ravissant; ses sonates pour piano et violon, piano et flûte, tout comme ses pièces de piano, ce n'est pas le plus beau Poulenc ... Tandis que ses mélodies, constituent une réussite incomparable.
Il faut dire aussi qu'il avait comme interprète Bernac, qui était absolument prodigieux - un type qui n'avait pas ce que l'on appelle "une voix", mais qui avait un sens de la diction étonnant, etc. Je ne pense pas qu'il y ait à l'heure actuelle de chanteur qui ait la science de Bernac.

Vous devez avoir une foule de souvenirs sur les interprètes...

o J'ai organisé le premier concert de Gérard Souzay. Si on parle des chanteurs, j'ai fait chanter : Bernac, la soeur de Gérard Souzay-Geneviève Touraine Germaine Cernay, Ginette Guillermin, Noémie Pérugia naturellement - une fauréenne remarquable - Jane Bathori ...
Parmi les harpistes, j'ai fait jouer Pierre Jamet, Lily Laskine, Micheline Kahn - qui avait joué en première audition les Debussy, Fauré, Roussel, etc., une femme étonnante.
Maurice Vieux - merveilleux altiste, toujours prêt à servir la musique - Enesco, Merckel, le Quintette Pierre Jamet, tous les quatuors, Rampal - qui a été remarquable pour la musique d'aujourd'hui, se mettant au service de tous - ... tous ont joué chez moi.
Quant aux pianistes, on pourrait les citer les uns après les autres.

Qu'est-ce qui vous a particulièrement frappé chez tous ces artistes ?

o Je peux dire ceci : à cette époque, quand je demandais à tous ces gens connus de venir jouer, ils venaient simplement, sans histoire. Maintenant, beaucoup commencent par demander s'ils auront un cachet. De plus, je trouve qu'il y a un manque de passion, de curiosité pour ce qui est de la musique de nos jours. Prenez le cas d'Yvonne Loriod, par exemple: elle a créé des quantités de choses, toujours avec la plus grande joie. Mais aujourd'hui ! ...

Est-ce que cela n'est pas dû, en partie, à la difficulté de la vie actuelle?

o Ecoutez, les musiciens aujourd'hui, souvent, ont des aides, ou bien ils jouent dans des orchestres symphoniques, des orchestres de chambre : ils y gagnent plutôt bien leur vie. Ils sont beaucoup plus aidés que nous ne l'étions à l'époque.
De nos jours, tout est problème : il y a une espèce de demande qui dépasse les moyens.

C'est à dire qu'il y a un rapport à la musique qui n'est pas du tout le même qu'à l'époque?

o Je ne sais pas. Je crois que beaucoup d'interprètes aujourd'hui - et heureusement pas tous - considèrent cela comme un "métier".

Ils sont professionnels avant d'être musiciens ?

o Oui, mais on peut être les deux: musicien et professionnel. Ils ont fermé une petite porte, la porte secrète. Ils ont fermé la porte du don : ils ne savent plus ce que c'est que donner; c'est très curieux.

Pouvez-vous nous parler de l'évolution de la musique et de la vie musicale depuis vos débuts?

o Entre 1933 et 1980, il est certain que la musique a quitté son quartier social, en ce sens qu'elle était surtout pratiquée il y a cinquante ans par ce que je nommerais la bourgeoisie bien pensante, et qu'à l'heure actuelle il y a une évolution très nette vers la musique pour tous, le disque, la radio : tout cela a apporté une espèce de curiosité .
Ceci dit, pour les interprètes, l'évolution n'a pas été celle que j'aurais souhaitée: nous sommes revenus à l'époque du mouton à cinq pattes; on adore les vedettes.
Avant la guerre, on donnait des concerts dans des salles comme la salle Chopin, la salle de l'École Normale - et même des gens importants y jouaient ; cela restait dans un cadre non pas familial, mais amical. Aujourd'hui, on veut des grandes salles, alors on se lance dans des programmes attractifs, des programmes sûrs - on joue Wagner, Beethoven, toujours les mêmes oeuvres, ... Les interprètes rodent un programme qui passe partout toute l'année ...
Cela fait bientôt 60 ans que je m'occupe de musique et je constate que ce qui était mes goûts à une époque a tellement évolué que, je ne dis pas que je suis effarouché, mais je me demande qui a raison.
Je crois qu'il faut aller à la musique comme on va à la messe, ou comme on va à une cérémonie : il faut s'habiller, se préparer. La musique de fond, comme celle de la radio ou de la télévision, cela n'a aucun intérêt. Le concert est un plaisir solitaire qui se prend en commun, mais il faut une certaine attitude: on ne reçoit pas la musique 24 heures par jour. Or cela s'est banalisé.
Je crois quand même que Paris a perdu son rang musical : à mon avis, la musique est allée à présent vers l'Angleterre - vers Londres, où il y a un public fidèle - et surtout vers les Etats-Unis, où il y a, là, une évolution extraordinaire, grâce aux universités: chacune a son orchestre; ils répandent partout la musique d'hier et d'aujourd'hui. En Amérique, il y a une curiosité fantastique pour la musique.

Pourquoi cette curiosité, cette envie de jouer, n'existent-elles plus en France?

o Les gens sont désabusés. Et puis, disons les choses comme elles sont : lorsque j'ai commencé à jouer à la radio, il y avait quatre postes nationaux à Paris. Maintenant, il n'y en a plus qu'un seul. Et y entend-on des solistes? Un de temps en temps, et beaucoup de disques.
Au fond, tous les jeunes qui sont nantis d'un premier prix de conservatoire, ou qui ont étudié la musique sérieusement, n'ont pas de débouché.

Mais alors, vous êtes très pessimiste...

o Je ne suis pas du tout pessimiste. Il y 8 une évolution - qui ne se fait pas toujours comme on le souhaiterait.
Le reproche que je fais surtout aux jeunes, c'est de manquer de profondeur et de maturité, de jouer en général trop vite, et de ne pas savoir respirer. Naturellement, on exclue ici des gens comme M. Pollini, etc., mais chez les autres ... Il n'y a pas une faille, mais alors ...

Oui, mais cela ne vient pas uniquement d'eux : ils sont quand même aussi le résultat de la façon dont ils ont été formés...

o Ecoutez, nous avions d'abord le respect du maître. Aujourd'hui, lorsque l'on propose un morceau à un enfant, il vous répond que ça l'embête... Ils veulent jouer des petites pièces à la mode, ce que jouent leurs camarades, des arrangements un peu "jazz", etc.
Alors qu'il y a d'admirables professeurs, que l'on a fait des progrès pour les éditions, les doigtés, etc.: ils n'en profitent pas.

Sans doute, mais au niveau professionnel, on voit des jeunes qui parlent peut-être de nuances, mais jamais de phrasé, d'articulation ou de respiration. Et cela, visiblement, parce qu'on ne leur en a jamais parlé... Ils savent, théoriquement, jouer du piano, mais sur le plan musical...

o Je crois que c'est le défaut de l'éducation actuelle: tout est visuel et ils ne réfléchissent pas assez. Ils n'ont pas de réflexion intérieure. On va vite, longtemps, on lit rapidement. Et tout reste en surface.
Lorsque j'ai commencé à jouer du piano, j'avais un abonnement chez Durand: pour 30 ou 40 francs par an, on pouvait prendre 40 partitions à la fois, et on les rapportait plus tard. Ce système existait dans toutes les maisons d'édition. Grâce à quoi j'ai vu beaucoup de choses - que je n'ai peut-être pas travaillées, mais que j'ai au moins lues. Et puis mes professeurs de piano m'incitaient à jouer de la musique.
Aujourd'hui, on voit des élèves qui jouent très bien une oeuvre importante vous leur demandez dans quelle tonalité elle est écrite - ils ne le savent pas; sous quelle influence - ils ne le savent pas non plus tout juste s'ils savent le nom de l'auteur ...

Vous n'avez pas fini de nous parler de votre formation. Vous avez voulu jouer du piano...

o J'ai eu la chance de travailler avec un professeur russe absolument remarquable, qui était une camarade de classe d'Horowitz. Comme j'étais étranger (je suis né de parents belges), je n'avais pas droit au conservatoire, alors j'ai travaillé en privé avec Lazare Lévy.
J'ai eu ensuite d'autres professeurs M. Morpain, etc. mais toujours dans la lignée de Lazare Lévy. J'ai également travaillé l'harmonie avec Garban et pris quelques leçons avec Koechlin.
Pour moi, Lazare Lévy était le type même de l'admirable professeur de piano - le côté souplesse, relâchement, etc. Cela s'est très bien combiné avec le travail que m'avait fait faire Mme Skalsky, mais elle était très orientée vers l'école russe, et j'ai travaillé avec Lazare Lévy pour voir autre chose que cette école russe.

Vous avez donné des concerts aussi, bien sûr?

o Oui! J'ai commencé à jouer en 1932 en concert, et à partir de 1933, j'ai commencé à donner des concerts à quatre mains régulièrement à la radio, des récitals à Paris, en province, à l'étranger.
Je jouais avec Simone Crozet. Nous avons vraiment fait une grande carrière, et puis nous avons joué en première audition tous les compositeurs de l'époque. J'ai également joué avec d'autres pianistes, mais je n'ai jamais retrouvé cette espèce d'harmonie que j'avais avec elle.

Avez-vous commencé à enseigner très tôt?

o Très rapidement, oui. J'ai toujours aimé l'enseignement. Pendant la guerre, je me suis arrêté de jouer parce que je ne voulais pas faire de musique à Paris - je faisais de la musique au Triptyque, mais je ne jouais pas moi-même ; et au fond, si vous regardez les 1360 programmes du Triptyque, vous y verrez très peu de fois mon nom.
Ensuite, en 1946, je suis entré à l'École Normale, où j'ai d'abord été professeur, puis sous-directeur, puis directeur général. Après, j'ai été directeur de l'école Marguerite Long, puis du conservatoire municipal du 11 ème arrondissement. Entre temps j'ai travaillé au Guide du Concert et, pendant 30 ans, je me suis occupé du journal Activités Musicales - et j'ai toujours fait de l'enseignement.

Si nous parlions maintenant de la critique. Comment êtes-vous venu à la critique? Quelles sont, à votre avis, les qualités d'un bon critique et d'une bonne critique?

o J'ai commencé en 1938, au Petit Parisien: c'est M. Kiesgen qui me l'avait demandé - ce qui m'a permis, pendant de longues années, d'aller chaque soir au concert, où je retrouvais toujours les cinq ou six critiques qui se promenaient de salle en salle : il y avait Claude Chamfray, Maurice Imbert, René Dumesnil, Pierre Leroy, notre cher Gavoty - et naturellement, le grand critique Vuillermoz, qui ne s'occupait que des choses très importantes. Nous nous retrouvions tous les soirs.
Au fond, tous avaient un sentiment honnête du métier : ils assistaient au concert et ils essayaient de faire une critique à la fois constructive et pas méchante. Mais tout cela a été dissout.
Tout d'abord, il y avait une place importante réservée à la critique dans les journaux (tels que Comoedia, le Guide du Concert, etc.) et dans les quotidiens. Maintenant il n'y a plus rien.

Comment devient-on critique ? Faut-il avoir des dispositions particulières ?

o Généralement, on devient critique parce qu'on vous le demande. Comme il arrive que les critiques soient, au départ, des musiciens ratés (mais ce ne fut pas le cas de ceux que j'ai connus), en premier lieu, il ne faut pas avoir de haine.
Il faut ensuite avoir l'honnêteté de dire ce que l'on pense, tout en ménageant les mots, parce que la critique peut être très nuisible à certains musiciens : combien de carrières ont été démolies par des critiques méchantes!
Je dis toujours ceci: un disque, c'est la réussite totale - ce que je n'aime pas. Je préfère un concert - même mauvais - parce que dans un concert quelconque il y aura toujours cinq minutes d'émotion.· Le rôle du critique est de trouver à dire que ces cinq minutes ont une valeur humaine .
Il faut savoir que l'artiste qui est sur scène est déjà gêné - est-ce que l'on ferait la même chose 7- il faut un certain courage pour s'exhiber ; c'est une préparation longue, difficile ...
Et puis ce qui est affreux, ce sont les critiques qui jettent du venin sur les gens qui vieillissent. Les dernières critiques sur Cortot ont été épouvantables. Sur Magda Tagliaferro, il est paru Récemment un papier absolument impossible. Il faut ménager les gens, savoir que l'on ne peut pas toujours être à la hauteur - que l'important c'est que l'artiste apporte quelque chose à quelqu'un. C'est cela la qualité.
Enfin, il faut quand même avoir le sens des responsabilités, connaître un peu les oeuvres, la technique de l'instrument et en parler avec honnêteté.

Peut-on admettre qu'un critique ne soit pas musicien ?

o Oui - Baudelaire a admirablement parlé de la peinture - mais il faut distinguer la critique interprétative de celle des oeuvres nouvelles.
La musique, si elle n'est pas jouée, est un art mort : ce qui est imprimé peut avoir de la valeur pour un musicien professionnel qui entend intérieurement, mais il est certain que si l'on veut la faire entendre, il faut un ou des interprètes.
On ne peut plus parler aujourd'hui de critique à propos de la 9 ème de Beethoven ou de l'Inachevée de Schubert : ce sont des oeuvres établies - et pour la critique des oeuvres actuelles, il faut avoir affaire à des musiciens professionnels qui savent au moins ce qu'est l'écriture. On ne peut pas parler de la musique de Messiaen si l'on n'a pas sur l'art de Messiaen, sur ses connaissances, une vue générale. Ce sont des critiques tout à fait spécialisées.
Mais pour la critique interprétative, à mon avis, il faut seulement avoir le sens de la valeur de l'oeuvre, de l'interprétation et de la beauté de ce que l'on ressent.
Et puis, une critique doit toujours être un petit peu constructive. Dire : "Je n'ai pas aimé cela, pour telle raison", mais ne pas dire : "M. Untel ne vaut rien pour cela".

Croyez-vous que cet idéal existe encore aujourd'hui chez les critiques ?

o Je le crois, malheureusement, on ne leur donne pas la possibilité de s'exprimer : lorsque l'on veut aller entendre ML Horowitz, on vous répond qu'il n'y a plus de place...
Autrefois, les organisateurs de concerts, les impresarios avaient une liste de tous les critiques et les invitaient à chaque concert. Mais aujourd'hui il n'y a plus de revue musicale importante et dans les quotidiens, il n'y a pratiquement plus de place réservée à l'art musical. C'est pourquoi les jeunes font peu de concerts à Paris, parce que l'intérêt d'un jeune, d'un débutant, c'est de venir à Paris pour avoir sa "carte de visite" - cinq lignes dans "Le Figaro" - mais de quoi y parle-t-on ? De l'événement à cinq pattes, pas des jeunes ni des inconnus.
Jadis, au moment des concours du conservatoire il y avait dans tous les journaux des comptes rendus sur les prix récents tout cela est fini aussi. Alors que pour le sport il y a quatre pages dans tous les quotidiens ...
Aujourd'hui, on s'abonne à des journaux de radio et de télévision. La clientèle a changé. Celle qui l'a remplacée achète des collections de disques et s'intéresse plutôt à des revues qui parlent de critique de disques. Ce sont d'ailleurs les seules qui survivent.

Parlez-nous des grands pianistes français ...

o Nous avons eu en France des pianistes fantastiques. Mais, pour moi, le plus grand, c'était quand même Cortot. Cortot était un médium. Il recevait la musique, il la donnait - avec quelquefois peut-être un peu trop de romantisme - mais c'était un type sensationnel. L'intelligence musicale de Cortot, sa sensibilité musicale, était quelque chose d'unique. Mme Long était une pianiste Cortot était un musicien ; Nat était un musicien.
Il y a eu à cette époque des pianistes en France qui ont relevé le niveau de la musique en général : Casadesus, Lazare Lévy Cil jouait admirablement bien, mais il ne s'est pas assez fait connaître, parce, qu'il avait le trac). C'était des écoles différentes, mais tous apportaient quelque chose.

Vous avez bien connu Cortot ?

o Je l'ai assisté de 1940 jusqu'à sa mort. .. On dit toujours de Cortot - et c'est vrai qu'il ne travaillait plus, mais enfin ..., il arrivait à l'École Normale à neuf heures le matin ; jusqu'à midi, il s'enfermait, il écrivait quarante lettres - il écrivait beaucoup - il s'occupait de tout à l'École Normale, il avait une grande fonction diplomatique.
Ensuite, nous allions déjeuner ensemble, nous rentrions à l'école et il écoutait les élèves - et plus ils étaient inintéressants, plus il les écoutait : il voulait les sauver. Il les aidait - il n'avait pas ce sentiment paternaliste de Mme Long, par exemple, qui favorisait certains de ses élèves masculins. Cortot essayait de trouver chez les élèves ce qui était important - mais il lui arrivait d'avoir des mots terribles.
Il essayait, avec des images, de restituer aux oeuvres leur sentiment authentique - un peu comme Nat - et cela aidait certaines personnes.
Il disait toujours qu'une oeuvre musicale est un condensé ,de ce qui s'est passé à l'époque - en littérature, en peinture, etc. Et il avait raison : quand on entend de la musique de Chopin, il y a quelque chose de l'époque - cela a beau être génial et rester génial, il y a quand même une marque. Et Cortot essayait de donner cette image.
Quand on entend ses premiers disques .o. Ecoutez l'Étude en forme de Valse de Saint-Saëns, si vous connaissez un pianiste au monde qui puisse la jouer comme lui ... vous n'en trouverez pas un seul ! Il avait alors une technique prodigieuse.

Quels ont été ses disciples les plus importants?

o Samson François, Dinu Lipatti, Clara Haskil, Marcelle Meyer, Yvonne Lefébure, Vlado Perlemuter, etc. ont été ses élèves, et il leur a laissé, à chacun, leur personnalité profonde.
Il avait un rayonnement tel que même si l'on n'avait pas la même conception que lui, ce qu'il disait était d'une qualité si authentique... J'ai toujours dit - et j'ai déjà employé ce mot - que Cortot était un médium : il voyait quelque chose à travers la partition qu'il essayait de transmettre. Mais même si ce n'était pas "ça", cela n'avait pas d'importance parce que ce message avait une valeur humaine et sensible de premier plan.
Et puis Cortot avait un toucher miraculeux - ce que ses disques n'ont pas du tout restitué. Sa sonorité était extraordinaire quand il donnait un exemple à un élève, ce n'était plus le même piano, c'était autre chose, quelque chose se passait. Le disque n'a pas pris cette sonorité. Et il ne jouait pas que sur de bons pianos : en tournée, il jouait sur n'importe quoi, mais il avait un toucher miraculeux ...

Il avait une façon "magique" de jouer les Scènes d'enfant. Maintenant, on joue ces Scènes d'enfant beaucoup trop vite...

o Quinze fois trop vite. Pour moi, ces Scènes, c'est un coeur qui parle à d'autres coeurs, mais maintenant, cela devient des petites pièces de virtuosité.
C'est pourquoi j'ai été très heureux de ré-entendre Horowitz : il a joué la "Rêverie" et c'était "ça" ; on ne pouvait pas jouer une note de plus ni une de moins - je pleurais ... Avec si peu de choses, faire une telle oeuvre ... Et vous savez, quand une oeuvre "passe" de cette façon et qu'ensuite il y a sont touchés. Il y a eu une espèce d'étonnement: ce "do-fa", on s'est demandé "Que va-t-il se passer ?". Eh bien ! c'était Schumann !

Dans les débuts du T triptyque, les salle étaient-elles pleines?

o Elles étaient assez pleines, et pendant la guerre, comme le Triptyque était la seule association qui ait fonctionné, les salle étaient toujours très remplies : il n'y avait pas d'autre association à Paris, je ne jouais que de la musique française, alors les gens venaient.
Merckel, Navarra, Maurice Vieux, Germaine Cernay, Noémie Pérugia, ... , tous sont venus, ont animé les concerts. J'ai eu des premières auditions de Florent Schmitt, une de Debussy, Jolivet etc.
En 1945, c'est mon association qui a donné pour la première fois de la musique de Boulez dont nous avons eu deux premières auditions. Et puis, en 1946, j'ai donné le premier concert de musique concrète de Pierre Schaeffer; lorsque les gens sont venus vu sur scène que des haut-parleurs, ils étaient tout à fait déroutés. Ce fut une première exceptionnelle.

Comment votre association a-t-elle évolué ?

o Je n'ai songé qu'à la musique - celle d'hier et celle d'aujourd'hui. Le miracle est de durer. Lorsque j'ai fondé le Triptyque, il y avait quinze associations à Paris - elles sont toutes mortes.
Les associations durent tant qu'il y a un individu en place qui, je ne dirais pas impose ses idées, mais qui en prend la charge: ouvrir la salle', allumer les lustres, mettre les pupitres en place, regarder si les partitions sont là, aller à la "boite à sel" pour recevoir les gens, ... J'ai fait cela tout le temps. "Euremus" est mort, le "Triton" est mort, "Jeune France" est mort, etc., toutes ces sociétés sont mortes.

Et les concerts au Triptyque ont toujours fonctionné de la même façon ?

o Toujours. Au départ, à la salle des Arts et des Lettres, nous vendions la place trois francs - pour payer la salle. Ensuite, très rapidement, je me suis rendu compte que la musique française - et spécialement la musique française contemporaine - s'adressait à un public particulier de gens aimant cette musique mais qui ne voulaient - ou ne pouvaient - pas payer. De plus, cela se passait dans un cadre amical : on laissait entrer facilement les gens que l'on connaissait. ..
Mais en même temps, les artistes se disaient : "il y a de la recette. Qu'en fait-il? " ... ils ne se rendaient pas compte qu'il fallait payer la salle.
Pour toutes ces raisons, j'ai décidé un beau jour qu'il n'y aurait plus de recette.

Qui paye les salles, alors ?

o L'association, par ses adhérents. Et j'ai toujours eu la chance d'être subventionné. Les subventions existaient déjà avant la guerre; à l'époque, elles n'étaient pas très importantes - mais les frais non plus ...

Comment a évolué votre subvention ?

o Comme pour toutes les associations elle a suivi l'évolution du coût de la vie. J'avais, par exemple, une aide de 1000 francs, qui me permettait, avec les cotisations des adhérents, de faire deux ou trois concerts à l'époque ; ensuite, elle est montée à 10.000, et je suis même arrivé à avoir une subvention de 30.000. Maintenant, elle est tombée à 20.000.
A la Société Nationale également, la subvention a été diminuée.

Que vous donne-t-on comme justification pour cette diminution ?

o Qu'il n'y a pas d'argent et que c'est de la musique qui ne les intéresse pas ! Il y a une somme globale à partager : on sert en premier les théâtres nationaux, les orchestres (n'oubliez pas qu'avant la guerre, les Pasdeloup, les Lamoureux, etc., étaient des associations de gens qui venaient jouer pratiquement gratuitement, c'était un honneur pour eux. Maintenant, cela n'existe plus, ils sont payés - ils gagnent même très bien leur vie ... ) La radio a deux grands orchestres ...
Mais pour la musique de chambre, il n'y a plus rien. On continue à favoriser la Nationale, qui est plus que centenaire, et moi, on me favorise en second ... mais ce n'est pas une faveur : je préférerais que l'on ne me donne rien, mais que l'on m'offre cinq ou six salles.
Et parmi tous ces noms qui sont sur ce programme récent, par exemple, combien y a-t-il d'adhérents, à votre avis?

80 % ?

o Un seul à 150 francs

Mais, c'est incroyable parce que tous ces compositeurs s'ils ne sont pas joués chez vous ou à la Nationale ou à l 'U.F.P.C., ils ne sont joués nulle part...

o Oui, mais ils ne s'en rendent pas compte ...

Est-ce que par rapport à cette époque fabuleuse d'entre les deux guerres, la période actuelle est florissante pour les compositeurs français ?

o Florissante, oui - mais pas pour la musique de chambre. Et pour de bonnes raisons: personne ne veut faire de l'édition ; il n'y a pas de public pour la musique de chambre ; les gens se déplacent peu pour venir écouter les mélodies françaises ...

Que pensez-vous de l'interprétation actuelle des oeuvres?

o Il faut avoir le respect du texte, mais nous ne pouvons pas savoir comment Bach, Beethoven, Schubert, etc., voulaient que l'on interprète leurs oeuvres - d'autant que les instruments ont évolué et que le tempo de la vie a changé. Il faut essayer de recréer l'oeuvre en restant non pas dans le style le style bouge, c'est une question de mode mais dans l'opinion du créateur.
Je donne toujours cette anecdote ce sujet: cela se passait en 1935 ; on m'avait demandé, à la Nationale, de jouer une oeuvre de Delvincourt, qui s'appelle "Images du temps passé", pour piano à quatre mains.
Simone Crozet et moi avions accepté avec joie; il s'agissait de six pièces très gentilles, charmantes, pas du tout enfantines - c'était véritablement écrit pour pianistes évolués.
Nous avons travaillé ces pièces comme jamais nous n'avions travaillé de notre vie, avec un métronome - il n'y avait pas trois mesures sans indication métronomique - etc. Enfin, nous avons été conviés chez le maître - nous devions jouer quatre jours plus tard.
Nous nous sommes mis au piano, et je lui ai dit: "Maître, nous allons vous jouer l'oeuvre comme nous l'avons travaillée". Nous avons joué, pas très à l'aise. Quand nous nous sommes arrêtés, il nous a dit : "C'est bien, mais ce n'est pas ce que je voulais." Je lui ai alors répondu : "Bon, nous avons fait ce que vous aviez indiqué. Maintenant, si vous voulez bien, nous allons la jouer comme nous la sentons." Nous jouons et il nous dit: "C'est comme ça !".
A force de mettre des indications, quelques fois, les compositeurs se trompent - et depuis, Delvincourt a été pour moi un ami absolument merveilleux. Mais là, j'ai donc compris qu'au fond il y a mouvement et mouvement - c'est ce que je dis toujours à mes élèves, surtout chez Fauré. Il ne faut pas ralentir chez Fauré : il avait horreur des ralentissements.
Il faut se méfier des indications métronomiques, d'abord parce qu'en général les compositeurs entendent leur musique plus vite qu'il n'est possible de la jouer, ensuite parce qu'ils avaient souvent des métronomes déréglés. Et puis, tous les compositeurs que j'ai joués en première audition j'en ai peut-être joué une cinquantaine - tous m'ont 12 dit: c'est une indication, ce n'est pas une précision.

C'est ce que voulait dire Debussy, je crois, lorsqu'il disait que l'indication métronomique n'était valable que pour la première mesure?

o Voilà. Sa fille, Chouchou, a eu un très joli i mot. C'était un génie cette enfant ; elle est morte très jeune du croup, à12 ans, mais toutes ses lettres ont été conservées À la Bibliothèque Nationale.
Aux environs des années vingt, Cortot a fait un concert en hommage à Debussy, où il a joué les Préludes. Il me l'a raconté lui-même; cela se passait un an ou deux après la mort de Debussy, et Chouchou était dans sa dixième année. Mme Debussy avait amené Chouchou au concert à l'issue duquel, naturellement, elles sont allées féliciter Cortot. Celui-ci demande alors à Chouchou : "Ma petite fille, es-tu contente de ce que j'ai fait pour ton père ? Comment jouait-il ?" Et l'enfant lui répondit gravement: "Il s'écoutait davantage! " ... Quelle leçon ! "Il s'écoutait davantage"...
Il existe des enregistrements de Debussy - très mauvais d'ailleurs - mais qui montrent que lui n'avait aucune précision métrique; il y fait des ralentis ... il en faisait même un peu trop, on ne l'accepterait plus de nos jours. Il est certain que l'on est aujourd'hui plus fidèle aux choses écrites qu'on ne l'a été à une certaine époque. C'est très curieux, d'ailleurs, la réaction actuelle contre le rubato.
Ou encore, il y a quarante ans, le nombre de pianistes qui jouaient la main gauche avant la main droite ; ce décalage "faisait expressif" : ce n'est plus admis nulle part. Il s'est quand même passé à cette époque des choses incroyables ...
Ecoutez, Paderewski On criait "Bravo, bravo !", pour un trait et il reprenait; et ce, deux ou trois fois au cours d'une oeuvre. C'était incroyable.
Un pianiste que j'ai souvent entendu le plus mauvais, mais le plus génial - c'était Victor Gille. Il avait eu un premier prix du conservatoire et il était parent de Victor Massé. Ce Victor Gille était un excentrique, mais il avait une sonorité ! ... Il aurait pu faire une grande carrière.
Lorsqu'il jouait sur son Erard, c'était à frémir de beauté, mais il avait un mauvais goût incroyable et en même temps des moments ... Il jouait en chaussettes, pour sentir les pédales! Il avait une cour de vieilles dames, qui criaient "Bravo ! Le maître !" Lorsqu'il arrivait sur scène, on poussait des hurlements; il entrait fardé, accompagné d'un valet de chambre; il regardait les gens et ensuite il retirait ses bagues une à une dans un plateau ... Quand il donnait des concerts à la salle Erard, c'était fou : il donnait des programmes de quatre heures ! Il jouait tout, avec des moments très curieux et des attendrissements impossibles, il gémissait avec des mimiques clownesques mais il avait une sonorité fantastique!

A quelle époque cela se passait-il?

o Entre 1927 et 1940. Il a joué jusqu'en 1940. C'était un homme riche qui n'avait pas besoin de gagner sa vie. Il recevait tout Paris dans son hôtel particulier : les gens riaient un peu, mais on y allait quand même; c'était intéressant. Il a fait une carrière de pianiste du monde ; il était connu de tout le monde : il était tellement excentrique ...
Tous les pianistes de l'époque ont connu Victor Gille; il allait à tous les concerts de piano - il donnait des conseils, souvent très judicieux

Avez-vous connu Satie?

o Non, je le regrette. Il a évolué dans un monde qui n'était pas du tout le mien à ce moment-là. C'était le monde de la Princesse de Polignac; lorsque je suis allé chez la Princesse de Polignac, il était déjà mort.
Elle a énormément fait pour la musique - comme la Comtesse Pastré - avec un goût musical absolument sûr. Imaginez, à sept ou huit ans, lorsqu'on lui a demandé ce qu'elle voulait pour Noël, elle a répondu: l'audition des quatuors de Beethoven ...
Elle faisait des commandes: elle a commandé le Concerto de Poulenc, Socrate, etc.; c'est elle qui a "lancé" Jean Françaix

Dans quel milieu avez-vous évolué ? Quels sont vos amis?

o J'ai connu des gens très importants ; j'ai toujours été entouré de gens extraordinaires. Je ne regretterai rien de la vie, ayant toujours conservé l'oeil critique, malgré des admirations à cent pour cent, parce que chez chacun j'ai pu trouver le côté spirituel et émouvant de l'être.
Je trouve que même les plus grands génies restent humains, et c'est toujours ce qui m'a intéressé. Quand on voit la grandeur d'un Koechlin, d'un Ravel, d'un Roussel, de Schmitt, d'Enesco ...
J'avais organisé, après la guerre, le premier concert de musique américaine, à l'ambassade des Etats-Unis, à la suite duquel on m'avait demandé de faire entendre Enesco à la Cité Internationale, boulevard Jourdan. Il était vieux et malade ; ce n'était plus le grand Enesco, mais il est venu jouer. Il y avait là beaucoup de jeunes qui ne l'avaient jamais entendu. Quand ils ont vu ce vieillard ... ce n'était peut-être plus le génial interprète, mais il avait un tel rayonnement qu'il suscita une profonde admiration. C'était Enesco, avec toute l'expressivité de la musique intérieure.

Vous composez ?

o Oui.

Et peut-on entendre vos compositions?

o Non. Il faut savoir ce que l'on vaut et ce que l'on peut. J'ai beaucoup donné pour la musique française, pour les jeunes, j'ai fait humainement ce que je pouvais faire, je continue encore - je n'ai pas de regret.

Votre vie a toujours été très remplie...

o Oui. Je vois des gens, c'est ce qui m'intéresse. Tant que je serai en contact avec des gens, je serai intéressé. C'est pourquoi je regrette qu'il n'y ait plus cette espèce d'union de la musique : il y avait, jadis, quantité d'endroits où l'on se retrouvait ; maintenant, quand on va au concert, on ne connaît plus personne.
Mais, vous savez, je reste malgré tout un enthousiaste, un curieux et un passionné. Je crois que ce sont les qualités qu'il faut avoir ... La musique est une amitié ; c'est une confidence de l'âme ...

Propos recueillis par Marie-Pierre Soma et Françoise Aubry.

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