Finale publique du concours Ravel 1987
Le Triptyque
Alain Suied

Dans cinq milliard d'années le soleil explosera, abandonnant la terre. Et, pour l'humain, la mélodie originelle, l'explosion initiale de la Matière s'éteindra dans la violence même de sa création.
Ce premier bruit, ce fut le "big-bang". et le bruit s'est organisé. L'harmonie vint peut-être avant la parole: l'enfant dans le ventre maternel perçoit le son avant le sens.
Une théorie récente veut que la Bible soit poème musical et chanté, la partition perdue de l'impossible harmonie entre Dieu et ses créatures, entre la société et ses individus.
Impossible harmonie: notre fin de siècle vit aussi dans la nostalgie d'un "ordre perdu". Nous faisons face à un "impossible" qui est peut-être le signe d'une réalité longtemps refoulée. L'écriture, la musique nous transmettent cette réalité oubliée, la sensibilité d'une époque, les pulsions d'un moment historique.
Aujourd'hui Mozart, Schubert, Schumann n'écriraient pas selon les mêmes règles. Ils seraient témoins des égarements, des violences, des révolutions de notre temps. Mais ils écriraient encore des mélodies.
Mélange de poésie et de musique, d'imaginaire et de réel, de sensibilité et de lucidité, la mélodie n'est pas un art du passé. Elle nous dit quelque chose de l'âme humaine - elle monte du ventre, symbole de l'âme, vers le coeur, vers la voix, vers les autres. N'est-ce pas la définition même du génie ravélien que je donne ainsi?
Pour la quatrième concours du Triptyque, créé par Pierre d'Arquennes, c'est RAVEL que nous fêtons, en cette année du Cinquantenaire. Dernier secrétaire de Ravel, Pierre d'Arquennes a connu le "Frégoli" de la création musicale, tour-à-tour grec, Espagnol, Juif, Français, universel, au gré de son imaginaire, au gré de son écoute passionnée des autres et des forces vivantes de la Nature.
Le lyrisme personnel, la prosodie nouvelle de ses mélodies nous frappent encore. Pierre d'Arquennes définit ainsi Ravel: "Curiosité, écoute de son époque et en même temps, singularité extrême". Cet intellectuel enfermé dans son monde intérieur est devenu le plus universel de nos contemporains.
Quelle leçon pour notre siècle bloqué, sans regard, usé d'égoïsme et de violence!
Nous fêtons de la même façon les trois compositeurs des trois premiers prix du Triptyque: Duparc, Poulenc, Fauré - et bien-sûr toutes la création contemporaine, de Roussel à Boulez, de Chausson à Castérède, de Debussy à Messiaen.
Nos finalistes sont, cette année encore, la preuve qu'un courant existe, sans frontières, pour redécouvrir la mélodie et la poésie.
Et vous prouvez, celte année encore, que le combat de Pierre d'Arquennes depuis 1934 pour la création contemporaine est nécessaire. Par votre présence, par l'attention que vous voudrez bien offrir à nos finalistes, pour la continuité d'un art majeur, la mélodie française.
Vous êtes au Triptyque avec vos espoirs, vos rêves, vos questions, avec tout ce qui fait l'humain et que nous confondons avec nos égoïsmes, nos soucis, nos limites.
La mélodie est faite de la même pâte, subjective comme nos paroles, universelle comme la musique.
Quelle mélodie notre siècle offrira-t-il à l'Avenir?
Un mélange d'horreur et de connaissance; de haine et de passion, d'injustice et d'espoir. Un préfiguration du dernier instant convulsif de la planète, quand l'humain sera sommé de fonder ailleurs et autrement l'existence: dans l'air, dans l'espace - comme la mélodie.

La revue improbable
N°28, août-septembre 2003